20110423

une photo de moi que l'on n'a jamais prise

"Il existe, cela va de soi, plusieurs mondes. Comme la pâte feuilletée d’un fondant au fromage. Comme les strates de rêves que nous traversons pour atteindre à l’éveil. Le soleil me trouve les yeux ouvert à six heures cinquante-huit. C’est un jour sans rêve, un jour-avant-le-réveil. J’éteins l’alarme pour ne pas l’entendre sonner et vais à la cuisine pour préparer le café.
Hier – ou était-ce avant-hier ? – était pour moi un jour-réveil. J’étais Place de Martyr, à Pest, devant la grande obélisque du monument aux morts que j’ai tant de fois aperçu sur les films Hertzman-Broed. Une file de femmes militaires, vêtues de treillis blancs, passait en ruban derrière le bloc de gré. J’y ai lu, gravée en larges gothiques, une devise qui m’a suivi dans le monde conscient : ‘oublier c’est oublier que l’on a oublié’. La stridulation de sept heures a mis un terme au songe. Jour-réveil. J’ai éteins l’alarme et suis allée dans la cuisine préparer le café.
Faire griller trois toasts. Les paquets en contiennent un nombre impair, assez pour tenir une semaine, du lundi au lundi. La margarine me dure quinze jours, la confiture également. Le café trois semaines. Le lait une seule. Je prends le bol bleu, la cuillère à manche en plastique, le petit couteau à beurre. Je mange au salon, assise sur le canapé, en regardant par la fenêtre les jeux de lumière sur l’immeuble d’en face. Chaque jour différent. D’une année sur l’autre, également.
Je passe l’éponge sur la table basse, les miettes à la poubelle, je fais la vaisselle du bol, de la cuillère, du couteau. Sept heures vingt-cinq, cinq minutes d’avance sur mon programme, une habitude depuis plusieurs mois. Même en m’efforçant de manger plus lentement, rien n’y fait. Je suis rodée. Je tue le temps superflu en relavant le bol, le couteau, la cuillère. En les séchant à nouveau. En les remettant à leur place. L’inaction me perdrait.
Mon sac est prêt de la veille. Je revérifie, avant de partir, ce que j’ai déjà vérifié avant d’aller dormir. Abonnement de bus, abonnement de cantine, clés du laboratoire, pièce d’identité, mouchoir, stylo. Pas de photos dans le portefeuille, pas de livre de poche licencieux, pas de ticket de cinéma usagé. Pas de trace. Je sors à huit heure mois vingt-cinq.
Jour sans-ascenseur-sur-le-palier. Jour moins-d’une-minute-à-l’arrêt-de-bus. Jour sans-passager-sur-le-ciel-voisin. Le trajet dure entre treize et seize minutes. Je suis toujours en avance. Toujours la première, sauf lors de la prise de poste de certains stagiaires, qui arrivent trop tôt le premier jour. Rarement après. Je prends la porte de derrière, les lumières s’allument seules dans les couloirs, antiques cellules photoélectriques. Je serai à mon poste, écran allumé, bobine tendue, pod marqueur opérationnel avant huit heures.
Fonctionnaire publique de catégorie deux, auxiliaire de conservation avec vingt ans d’ancienneté, spécialiste de l’étalonnage et du classement des archives vidéos. Archives militaires, essentiellement. Voilà ce que je suis dans ce monde. L’image qui apparaît sur le poste est celle d’hier ou d’avant-hier. Je la regarde fixement en attendant que l’affichage digital daigne marquer 08.00."